Jean-Michel Servais[1],
Il apparaît clairement, dans l’actuel débat sur l’avenir du travail, que les politiques sociales, et les législations qui en sont l’instrument, doivent s’adapter à des marchés plus ouverts, plus compétitifs, et à une organisation de la production et des services à la fois plus complexe, plus segmentée et remodelée par les nouvelles techniques. Il est assurément difficile de contester la nécessité d’ajuster les règles de droit (du travail) aux nouvelles formes de fabrication et de transformation des biens matériels ou à celles de prestation de biens immatériels, à la “nouvelle” économie comprise au sens large. La question n’est plus de savoir si, mais comment.
Le souci de justice sociale, ou plus simplement humaine, la crainte des entrepreneurs que leurs dépenses sociales n’augmentent plus vite que celles de leurs concurrents, la volonté de cohésion sociale et politique, se sont autrefois associés sans que l’on puisse toujours démêler la part de chacun de ces facteurs dans la formation d’une réglementation du travail. Ces inquiétudes subsistent en ce début de millénaire; surtout, de nouvelles fractures sociales observées notamment autour du marché du travail, jointes à la perte de puissance des acteurs sociaux nés de la révolution industrielle, font craindre un effritement des solidarités traditionnelles et un éclatement des sociétés en deux catégories, celle des pauvres et celles des nantis. Celles-ci se substitueraient par exemple en Europe, aux classes issues de l’Ancien régime.
Fait significatif, l’adjectif “social” dans “question sociale” a vu son sens changer. Il se référait historiquement à la division en classes de la société et, singulièrement à la classe ouvrière prolétaire, dans ses rapports avec une bourgeoisie dominante et possédante[2]. La solidarité, telle qu’elle s’est développée au XIXe et au XX e siècles, était professionnelle et de classe, unissant ceux dont le sort et les risques étaient semblables. En ce début du XXIe, les classes sociales se sont sensiblement désagrégées en Europe, ou du moins, les effets de cette stratification ne se font plus autant sentir sur le marché du travail. La situation s’est rapprochée, de ce point de vue, des conditions qui prévalent aux Etats-Unis et au Japon. La question sociale que doivent affronter aujourd’hui les sociétés industrialisées, comme celles des pays en développement, concerne la paupérisation non pas des ouvriers, mais de tous ceux, salariés ou indépendants, qui se trouvent pris, en raison surtout de leur inactivité forcée, de l’insuffisance de leur salaire ou de la fragilité de leur emploi, dans un courant qui les entraîne ou les maintient en dehors des structures établies.
Si l’on peut difficilement revenir sur les causes de la précarisation de l’emploi, salarié ou indépendant, encore devrait-on en corriger les effets les plus préjudiciables. Nous retrouvons dès lors les raisons d’être de la protection du travail: puisque cette dernière s’insère principalement dans un cadre économique, sa régulation ne doit pas devenir un enjeu de la concurrence entre entreprises; puisque le travail constitue toujours une activité primordiale de la vie en société, il y a une cohésion à maintenir; puisque la prestation a la personne même du travailleur pour objet, il existe certaines valeurs de l’être humain à défendre. La modernisation de ces politiques revient à s’interroger à nouveau sur la synthèse optimale entre les garanties données aux travailleurs, la création d’emplois et la compétitivité ou, dit autrement, entre le développement et les valeurs et droits reconnus par une société nationale donnée ou consacrés internationalement.
La question concerne les droits nationaux comme le droit international du travail. L’objet de ce document est d’examiner les difficultés que connaît l’Organisation internationale du travail (OIT) à faire appliquer ses valeurs et son droit face aux crises économiques qui se sont succédées depuis plus de vint ans, spécialement à celle que connaît aujourd’hui une partie de l’Europe. La première démarche consistera à s’interroger sur les obstacles que l’Organisation rencontre dans la mise en œuvre de ses normes. (A). La seconde cherchera à déterminer les méthodes à privilégier dans l’adaptation des normes de travail aux réalités du jour (B).